METODO

International Studies in Phenomenology and Philosophy

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Les supports d'écriture

approches, travaux, exemples

Rossana De Angelis, Agathe Cormier

pp. 7-23

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De Angelis, R. , Cormier, A. (2023). Les supports d'écriture: approches, travaux, exemples. Linguistique de l’écrit 4, pp. 7-23.

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Il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire, pas de compréhension d’un écrit qui ne dépende des formes dans lesquelles il atteint son lecteur. 
Chartier1988

1 | Les supports d'écriture : approches et travaux

1Les études sur les supports d’écriture sont issues d’une pluralité d’approches de l’écrit, notamment anthropologiques, historiques, linguistiques, sémiotiques. Dans le cadre des propositions théoriques qui suivent, et dans un sens très large englobant en même temps les dimensions visuelle et verbale des écrits retenus, nous appelons « support d’écriture » tout objet technique permettant l’inscription et/ou la manipulation de signes issus d’un système d’écriture. Les supports sont des objets ayant des propriétés matérielles et culturelles spécifiques — ce que nous appelons matière — permettant l’inscription de signes selon des modalités spécifiques par rapport aux genres de textes et de discours au sein desquels les textes circulent — ce que nous appelons format — à travers des techniques d’inscription adaptées aux matériaux concernés.

2Malgré son importance dans les études menées, par exemple, en paléographie, en codicologie, en bibliologie1, l’étude des supports peine à trouver sa pleine légitimité dans l’analyse de l’écrit au sein des sciences du langage. Toutefois, plusieurs travaux visant à l’intégrer dans l’analyse de l’objet d’écriture ou de communication ont été menés.

3Une des premières rencontres scientifiques exclusivement consacrée au support d’écriture a été organisée en 2003 à l’Université de Limoges, dont l’ensemble des interventions paraît sous la forme d’un ouvrage intitulé L’écriture entre support et surface (Arabyan et Klock-Fontanille 2005). L’hétérogénéité des interventions expose la pluralité des points de vue adoptés (notamment linguistique, sémiotique, historique). Plus récemment, en 2014, l’intérêt autour des « Formes : Supports / Espaces » a été relancé à l’occasion d’une des célèbres décades de Cerisy-La-Salle, dont est issu l’ouvrage homonyme dirigé par Christelle Reggiani, Christophe Reig, Hermes Salceda, Jean-Jacques Thomas (2015). L’ouvrage propose une poétique du support dans une perspective intersémiotique et interdisciplinaire. Une réflexion sur le support a trouvé sa place également au sein du colloque « Sens et médiation », organisé en 2015 par l’Association Française de Sémiotique. À la même époque, un numéro de la revue Communication & Langages, édité par Eléni Mitropoulou et Nicole Pignier (2014), permettait de « réinterroge(r) les supports sous l’angle des interrelations qu’entretiennent la matière (support matériel), la forme (support formel) et le corps (support de travail) »2 (Mitropoulou et Pignier 2014, 24). Un autre colloque intitulé « Objets, supports, instruments », organisé en juin 2017 par l’Université de Lyon II et l’ENS de Lyon, portait notamment sur l’agentivité propre aux supports. Enfin, une journée d’étude sur les « supports d’écriture : urbains, imprimés, numériques », abordés principalement des points de vue linguistique et sémiotique, a été organisée au sein du laboratoire Céditec à l’Université Paris Est Créteil en avril 2021, dont les éditrices de ce numéro font partie. Cette rencontre a été l’occasion de faire le point sur les différentes approches possibles des supports d’écriture afin de nourrir de nouvelles réflexions collectives.

4Les études sur les supports portent au premier plan le rapport entre l’enregistrement de la trace écrite et la constitution de la mémoire de cette trace qui est au fondement de la constitution du patrimoine culturel dans sa forme écrite. Il en est question, par exemple, dans L’invention de la mémoire : Écrire, enregistrer, numériser, ouvrage écrit par Michel Laguës, Denis Beaudouin, Georges Chapouthier (2017) qui cherchent à comprendre comment les supports ont contribué à la constitution de la mémoire dans l’histoire de l’humanité. En effet, comme le rappellent Katharina Niemeyer et Valérie Schafer, éditrices du numéro de la revue Le Temps des médias consacré au « stockage », « la mémoire et l’archive ont fait l’objet d’un intérêt certain et transdisciplinaire depuis quelques décennies dans le domaine des études médiatiques et de communication » (Niemeyer et Schafer 2022, 6). Ceci oblige à interroger les changements de production, d’appropriation et de diffusion des supports d’écriture au sens large. Ces changements constituent en fait des trans-formations3, c’est-à-dire qu’ils façonnent autrement la relation entre les supports, les écritures et les textes dans la constitution d’une mémoire écrite.

5Loin de vouloir être exhaustives, et dans le but de dresser seulement un panorama des études récentes sur le support pour situer ce numéro de Linguistique de l’écrit, nous rappelons dans les prochaines pages les études menées dans deux domaines en particulier : la linguistique et la sémiotique de l’écrit et de l’écriture. Cet état des lieux permet de situer plus précisément les contributions réunies dans ce numéro au sein des études sur l’écriture, les signes, les textes.

2 | Les études linguistiques et sémiotiques sur les supports d’écriture

6L’analyse des supports concerne premièrement la formation des signes. Du point de vue historique, Clarisse Herrenschmidt (2005, 2007), auteur d’un ouvrage fondamental intitulé Les Trois écritures, part de l’hypothèse que les supports interviennent dans la formation des signes écrits. En effet, étant indissociable de l’outil, le geste graphique agit sur la matière en assurant ainsi la médiation entre les supports d’inscription et les signes inscrits. L’écriture naît ainsi à la charnière entre ces deux dimensions : celle du support et celle du système de signes. Une première façon d’analyser le support consiste alors à comprendre sa fonction par rapport à la formation des signes dans n’importe quel système d’écriture. En se situant dans ce sillage, Isabelle Klock-Fontanille (2005, 2010, 2014, 2019) envisage le support à la fois comme matériau d’écriture et générateur de sens, notamment dans les écritures anciennes. « Il permet à des ‘tracés’ d’accéder au statut de ‘signes’ » (Klock-Fontanille 2005, 32). En analysant les fonctions des matériaux dont il se compose, comme par exemple l’argile pour les tablettes hittites, et étant donné qu’on ne peut pas considérer séparément l’outil, la technique d’inscription et la matière dont l’objet est composé, ses études montrent comment le support contribue à la construction de la signification d’un objet écrit. Cette perspective, et plus particulièrement les liens entre les supports et les signes à la naissance des écritures, a été développée notamment par Anne-Marie Christin (1982, 1995, 2001) qui a consacré toute sa carrière à ces études au sein du Centre d’étude de l’écriture fondé en 19824, où l’anthropologie de l’écriture, la sémiologie de l’image et l’histoire de l’art se rencontrent pour rendre compte de la complexité de l’objet écrit.

7L’analyse des supports concerne deuxièmement la formation des textes. L’ouvrage intitulé L’aventure des écritures. Naissances, dirigé par Anne Zali et Annie Berthier (1997), est consacré au rôle des supports et des matières dans la naissance des systèmes d’écriture. Berthier rappelle que la relation entre matière et support permet d’évaluer à première vue l’importance du message porté par le texte : plus la matière est résistante, rare ou précieuse, plus le message prend de la valeur. Par exemple, la dureté de la pierre permet de lui donner un caractère éternel, alors que le luxe de la soie confère une certaine autorité à la personne ou à l’institution qui l’émet. Les deux autres volumes consacrés respectivement à la relation entre « matière et forme » (dirigé par S. Breton-Gravereau et D. Thibault 1998) et à « la page » (dirigé par A. Zali 1999) permettent d’avoir un point de vue plus large sur l’interaction entre le support, l’écriture et le texte.

8En envisageant l’écriture comme une pratique d’inscription5, il faut rappeler que le support intervient à plusieurs niveaux : du signe (unité) au texte (globalité), de la formation à l’institution de l’écrit. Dans le sillage des recherches sémiotiques sur l’écriture envisagée comme pratique, Roy Harris propose une approche intégrationnelle visant à comprendre « quelles sont les activités qui, tout en dépendant de l’écriture, sont présupposées par l’écriture même » (Harris 1998, 15). En effet, l’écriture suppose une intégration d’activités diverses justement à travers les supports qui fournissent les moyens technologiques de les mettre en place. Harris propose alors « une théorie du signe où la signification naît – et renaît constamment – d’une intégration d’activités dans un contexte spécifique » (Harris 1998, 16). De fait, le support cristallise les différentes activités supposées par la pratique d’écriture et de lecture : la matière dont il se compose ne concerne pas seulement l’inscription du signe (unité), mais également l’inscription du texte (globalité), en préparant en amont les modalités d’interprétation de ce dernier, ensuite normalisées par des pratiques. Nous pouvons ainsi observer l’« inscription techno-sémiotique de la pratique dans l’objet » (Jeanneret et Souchier 2005). L’impact des supports numériques sur la construction et l’interprétation des textes commence d’ailleurs à se frayer un chemin dans ces réflexions, notamment grâce aux recherches initiées par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (2005), développées par Samuel Goyet (2017) avec Cléo Collomb (Collomb et Goyet 2020) dans le vaste domaine des écritures numériques.

9Ainsi, le support porte sur soi des connaissances qui se transforment en prescriptions à manipuler (modus operandi, De Angelis 2018) et en prescriptions à interpréter (modus interpretandi, De Angelis 2018) l’objet textuel. La connaissance présente dans le texte écrit n’est accessible qu’à travers une médiation technique, l’écriture, qui d’une part l’inscrit sur un objet sous la forme d’une contrainte matérielle à l’exploration du texte, et d’autre part permet son appropriation par la prescription qu’elle représente pour le lecteur voulant explorer le texte. Une fois externalisées, ces connaissances ne peuvent plus être dissociées des objets qui deviennent des activateurs d’apprentissage, de mémorisation, de réflexion, etc. Toute connaissance (pratique) s’inscrit donc matériellement sur un support dont la composition prescrit l’usage6. Par conséquent, tout support est un objet dont le fonctionnement est inscrit matériellement dans ses composants, et prescrit des usages possibles.

10En effet, comme l’affirme Marie-Ève Thérenty dans son article intitulé « Pour une poétique historique du support », « la forme matérielle sous laquelle se présente l’écrit, le medium participe de l’expérience d’appréhension du texte par le lecteur » (Thérenty 2009, 110). Issue d’une perspective médiologique, cette approche du support concerne toutes sortes de textes : manuscrits, imprimés, numériques. Thérenty analyse le support du point de vue de l’auteur, en mettant en évidence notamment « l’appropriation-transgression de la norme éditoriale par l’écrivain », car les écrivains « produisent des œuvres qui se positionnent par rapport aux catégories génériques qui existent [...] mais aussi et du même élan par rapport aux formes matérielles que ces œuvres pourraient prendre » (Thérénty 2009, 111). En partant de la production littéraire caractérisant le XIXème siècle, elle propose d’observer la manière dont les écrivains tentaient « de contrôler ou de participer au processus de la mise en page et de l’impression, conscients que le format du livre, les dispositions de la mise en page, les modes de découpage du texte, les conventions typographiques sont investis d’une fonction expressive » (Thérénty 2009, 112). C’est ici que la dimension du support cède le pas à celle du format : la mise en page, la mise à l’écran, et la mise en texte en général, suivent des normes éditoriales issues de la rencontre entre le discours et le genre dont le texte est issu. Les notions de support et format se renvoient donc mutuellement : la production, la circulation et l’appropriation des écrits dépend à la fois des supports et des formats, et c’est par ces derniers qu’on saisit l’accord ou le désaccord par rapport aux règles du discours et du genre.

3 | Les études médiologiques sur les supports d’écriture

11Les Cahiers de médiologie (1997/2) consacrent leur quatrième numéro aux « Pouvoirs du papier », en particulier à « ses fonctions de médiation dans l’histoire des idées et des sociétés, à cette frontière mobile où s’exerce l’interaction incessante des mots, des images et des choses », comme les éditeurs Pierre-Marc De Biasi et Marc Guillaume l’écrivent dans la présentation. Prenons l’exemple du livre : le papier est partout, et pourtant on ne le voit plus. Le support, tout en rendant présent le texte, en le rendant visible, disparaît devant nos yeux. La matière s’efface devant le texte.

Le papier, comme tous les objets, n’appelle pas une forme de relation avec lui, mais deux. Pour une part, l’objet est un outil. Ce qui importe, c’est sa manipulation. Et il faut ici prendre le mot dans son sens concret : l’objet outil est touché, tenu, conduit, utilisé, bref transformé. Ces transformations consistent en les traces qui sont imposées à l’objet, son adaptation à des tâches nouvelles ou simplement l’usure liée à son usage. À l’opposé, l’objet peut devenir un “fétiche”. L’objet fétiche n’est pas fait pour être manipulé. Il est au contraire conservé précieusement, et même, peut-on dire, “pieusement”, mis “sous clef” ou “sous verre”. L’objet n’est plus un outil. Il est comme un cercueil dans lequel sont enfermées, et par là tenues à l’écart de transformations possibles, certaines parties de l’expérience (Tisseront 1997, 200).

12En envisageant le rôle que le papier, comme tout autre support, joue dans la conception et la production d’un texte, il ne s’agit pas seulement de reconnaître l’existence d’une surface d’inscription des signes, mais de prendre en compte toutes les propriétés matérielles du support : la matière dont il se compose, sa résistance ou sa souplesse, les dimensions de la surface d’inscription, son épaisseur… tous ces aspects matériels représentent autant de possibilités que de contraintes, et même la pluralité de sensations qu’il dégage ne sont pas à négliger (Tisseront 1997). Par exemple, en ce qui concerne le papier, « la surface et l’épaisseur du support sont inversement et, pour un mode de pliage donné, rigoureusement liés : en réduisant l’encombrement de la surface du support on augmente son épaisseur » (Guillaume 1997, 22). D’autres travaux prolongent cette réflexion sur les propriétés matérielles des supports, notamment concernant la production des images, et plus particulièrement des images numériques, comme le montrent les recherches de Maria Giulia Dondero et Everardo Reyes García (2016).

13En raison de sa propre matérialité, le support offre un espace qui est à la fois disponible et disposé pour l’inscription : « la matérialité des supports constitue un niveau de fonction sémiotique à part entière [car] historiquement et sémiotiquement inhérente aux processus d’écriture et plus généralement aux processus d’information et de communication » (Mitropoulou et Pignier 2014, 14). Par conséquent, « les propriétés matérielles du support d’inscription conditionnent l’intelligibilité de l’inscription » (Bachimont 2004, 77), à la fois par rapport au parcours génératif et au parcours interprétatif du texte :

l’interprétation de l’inscription, ou le sens qu’on lui accorde, dépend de sa structure matérielle et de ses propriétés physiques. La matérialité du support prédétermine, conditionne, le sens que l’on peut accorder à une inscription. Les propriétés matérielles du support doivent être considérées sous un double aspect : d’une part, il s’agit du substrat matériel dans lequel les inscriptions seront portées. C’est par exemple le papier et l’encre, sa structure de codex ou de volumen, etc. D’autre part, il s’agit des formes matérielles inscrites dans le support. Ces formes matérielles ne sont pas quelconques : elles doivent constituer un code et leur manipulation doit être compatible avec les propriétés du support. Ainsi, l’inscription subit-elle une double contrainte matérielle : le format des formes matérielles et le substrat d’inscription. Substrat et format sont donc les deux dimensions sous lesquelles considérer l’influence du support sur l’intelligibilité de l’inscription. » (Bachimont 2004, 77, nous soulignons).

14Ceci est d’autant plus valable pour les textes numériques. La matérialité numérique a en effet un impact capital sur la production et l’interprétation des textes. Dans les phénomènes de remédiatisation (Bolter et Grusin 1999) des textes écrits ou de passage du support papier au support numérique (De Angelis 2018), par exemple, comme les livres électroniques ou eBooks, des éléments extra-textuels peuvent se transformer en éléments intra-textuels dont le texte se sert pour s’offrir au lecteur dans sa propre complexité. Les phénomènes de remédiatisation remettent ainsi en question les distinctions traditionnellement acquises entre texte, paratexte, intertexte, etc. (Kanellos 1999).

15Une question cruciale dans l’analyse des supports d’écriture numérique concerne sa matérialité caractéristique. Le problème posé par la matérialité numérique dépend du fait que sur le support d’enregistrement les signes ne sont pas directement lisibles, ce qui suspend leur existence perceptible en l’absence de dispositif de décodage (Balpe 1990). Cette caractéristique est à double tranchant : d’un côté, elle permet de négliger cette matérialité spécifiquement numérique ; de l’autre côté, elle rend les documents numériques accessibles à des traitements automatiques (De Angelis, Gonçalves 2020). « Le document papier, lui, porte l’information de manière indissociable, support de présentation et information ne faisant qu’un pour le lecteur, l’information étant en quelque sorte “incrustée dans le support” » (Caro Dambreville 2007, 46). La différence entre les textes manuscrits, imprimés, gravés, etc., et les textes numériques réside donc premièrement – mais pas seulement – dans une relation différente à leur support : le texte imprimé ne met jamais en suspens la matérialité de son support, ne permet jamais au lecteur de l’oublier, car – comme le disait Genette (1987) – le support présente le texte dans le double sens de le rendre présent et de le montrer au lecteur ; en revanche, le texte numérique met en suspens la matérialité du support dès qu’on soustrait le texte au dispositif, ce qui permet au lecteur de l’oublier.

16Alors que pour le support papier les « formes d’inscription » (i.e. caractères typographiques pour l’impression) et les « formes de restitution » (i.e. caractères typographiques imprimés sur la page) coïncident, pour le support numérique les « formes d’inscription » (i.e. les octets du codage numérique) et les « formes de restitution » (i.e. caractères graphiques affichés à l’écran) ne coïncident pas, car entre les deux il y a la médiation du calcul. En effet, comme le dit Bachimont (2004), la « littérature numérique » suppose 1) une « forme d’enregistrement » selon le support ayant le rôle de mémoire (la puce) ; 2) le calcul qui fait de la médiation ; 3) une « forme de restitution » selon le support ayant le rôle de présentoir (l’écran7).

17Le texte numérique est donc façonné par cette matérialité particulière, comme le montrent Goyet (2017) et Collomb & Goyet (2020). En raison de la double nature (informatique et linguistique) des sémiotiques de production de l’écrit numérique, autrement dit des langages utilisés pour produire les textes numériques, on ne peut pas inscrire les signes sur le support d’écriture numérique, ni produire directement les écrits, à moins de disposer des deux compétences à la fois. Des dispositifs d’écriture numérique interviennent donc pour réparer cette fracture (Jeanneret et Souchier 1999). En effet, les humains ne peuvent pas avoir une prise directe sur les traces numériques. « Les traces numériques sont inhérentes à l’informatique qui exige que les objets et les actes en passent par des inscriptions pour exister. Seulement l’activité électrique d’inscription se déroule à une échelle spatio-temporelle sur laquelle l’humain n’a pas de prise. On se retrouve donc bien face à des machines qui ne sont pas ‘à la bonne échelle’ » (Collomb 2016, 56). L’informatique introduit alors une rupture dans l’histoire de l’écriture : en détachant le texte du dispositif, « trace et support ne vieillissent plus ensemble » (Souchier 1996, 108).

4 | Présentation du numéro

18Les articles regroupés dans ce numéro poursuivent l’objectif commun de s’interroger sur le rôle signifiant du support d’écriture, l’écriture étant entendue ici dans une acception large d’inscription graphique.

19L’analyse des différents modes et dimensions de l’inscription graphique que proposent ces articles repose sur l’hypothèse que le support constitue le premier accès interprétatif aux contenus qu’il véhicule. Ils adoptent une conception commune du support saisi à l’articulation entre l’instance de production et l’instance d’interprétation de l’inscription. Selon les différents objets d’étude abordés, cette conception fédératrice se décline toutefois de différentes manières.

20L’article de Rossana De Angelis souligne ainsi que le dispositif d’énonciation garantit l’existence du texte autant qu’il est responsable de sa disparition, tandis qu’Agathe Cormier définit le support comme un dispositif d’inscription des signes qui génère du sens. Irmtraud Behr insiste pour sa part sur le lien entre dispositifs de communication et usages sociaux, en examinant l’interaction entre supports de communication institutionnels et usagers des espaces où ils sont affichés. Éric Méchoulan conçoit enfin le support comme instituant une trace et sous-tendant les discours qui la constituent comme telle.

21Au-delà de cet intérêt commun pour les dynamiques des supports, les différentes contributions s’articulent autour de plusieurs idées directrices qui soulignent la convergence des questionnements posés par chacune. Ainsi, le support et ses caractéristiques proposent un premier accès interprétatif aux contenus qu’il véhicule. Ces contenus formels se constituent par ailleurs comme signes dans la rencontre entre auteur – aussi hétérogène soit-il – et lecteur qui fonde le signe comme tel. Les signes émergent de fait dans le contexte d’activités sociales instituées. Les différents supports d’inscription s’organisent et se distinguent en outre selon les genres qu’ils intègrent et qui les intègrent. Les propriétés matérielles et visuelles des supports conditionnent de plus les formats d’écriture qu’ils admettent. Enfin, cette approche des supports permet de mettre au jour et de problématiser l’opposition entre supports papier et assimilés – pour lesquels l’inscription est consubstantielle au support – et supports numériques, qui dissocient la matérialité électronique de l’inscription de la visualisation de l’image ou du texte. L’attention portée aux supports conduit finalement à concevoir la lecture non plus comme l’interprétation plus ou moins linéaire d’une inscription mais comme une exploration et une exploitation d’informations manipulables en-deçà de leur visualisation, en relation avec les activités sociales dans lesquelles s’intègre la lecture.

22Mais par-delà les liens qui les unissent, les différents articles présentés ici proposent chacun un parti pris théorique ou méthodologique fort, relatif aux domaines d’étude – sémiotique, sémiolinguistique, linguistique textuelle, pragmatique ou analyse de discours – dans lesquels ils s’inscrivent. De Angelis montre ainsi comment la valeur du support est déterminée à l’articulation entre valeur du matériau qui constitue ce support et valeur du texte qu’il institue. Cormier cherche de son côté à mettre au jour la manière dont les propriétés matérielles et visuelles du support conditionnent la généricité des textes. Behr met pour sa part en évidence la manière dont l’interprétation et l’analyse des messages dépend des affordances entre lecteurs des messages et objets qui leur servent de support, tandis que Méchoulan souligne les apports de la méthode intermédiale comme herméneutique des supports pour pister les traces et les processus qui les instituent.

23La richesse des différentes approches adoptées par les contributions rassemblées ici provient par ailleurs de la diversité des objets auxquels chacune s’intéresse.

24Considérant le support au carrefour entre matière inscrite et usages de l’écrit, comme ce qui fait exister le texte et peut entraîner sa disparition, De Angelis s’intéresse à la valeur du support, déterminée par la relation entre valeur de la matière dont il est constitué et valeur du texte inscrit dans cette matière. Elle aborde donc la corrélation entre supports, matières et textes sous l’angle du lien entre vulnérabilité des supports et valeur des textes. Elle retrace ainsi l’histoire du papyrus au papier permanent en fonction des contraintes du support et de la valorisation des matériaux et des textes dont ils sont constitués. Dans cette perspective, le support numérique présente une matérialité spécifique qui délie le geste d’inscription, effectué à travers une interface de création et de visualisation, de la technique d’inscription, opérée par un système électronique. La question de la valeur du support s’articule alors entre les possibilités d’exploration et d’exploitation de l’information générées par la reproductibilité et la multiplication des textes, et l’ambivalence du support numérique, dont la valeur se définit entre éternité et risque de mort soudaine.

25Cormier part du constat qu’au premier coup d’œil, et même au toucher, tout lecteur est capable de reconnaître un objet textuel comme tel, de formuler des hypothèses sur le genre dont il relève et de faire des inférences sur son contenu. Il apparaît ainsi que les propriétés matérielles et visuelles des textes écrits jouent un rôle dans leur signification. L’objectif est dès lors d’établir une typologie de ces propriétés matérielles et visuelles du support et de l’appliquer comme grille d’analyse aux textes afin de saisir les traits génériques distinctifs des écrits analysés. Les premiers développements de cette typologie consistent dans deux ensembles de paramètres relatifs aux propriétés du support matériel et à la configuration du support formel. Ces paramètres sont illustrés à travers leur application à un corpus de prospectus publicitaires. Le premier ensemble de paramètres concerne donc les propriétés matérielles et contextuelles du support. Le deuxième concerne les propriétés visuelles du support formel et la structuration de l’espace graphique, et rend compte du contenu sémiologique des textes. L’application systématique de ces critères d’analyse à des textes variés puis le croisement de ces critères devraient permettre de mettre au jour les distinctions génériques des textes relatives à leur support.

26Les transformations sociales et industrielles du XXe siècle, qui a vu l’avènement de la société de consommation puis de la problématique du traitement et du recyclage des déchets qu’elle produit, ont conduit non seulement au développement d’objets destinés à la collecte et au traitement des déchets mais aussi au développement d’un discours sur les déchets. Behr s’intéresse ainsi aux discours institués, techniques et non techniques, inscrits sur les objets fonctionnels de la propreté dans l’espace public. Elle montre de la sorte le lien entre fonctions de ces objets, positions dans l’espace du lecteur, et messages inscrits directement sur ces objets ou dans leur environnement, ce qui permet de rapporter les inscriptions techniques aux conteneurs et poubelles tandis que les inscriptions non techniques se trouvent sur la totalité des supports, aussi bien contenants et véhicules de collecte que panneaux, affiches ou inscriptions au sol incitant au traitement des déchets. Les messages apparaissent ainsi liés sémantiquement aux différentes phases du cycle des déchets, et leur portée immédiate ou différée au rapport entre lecteur, support du message et objet fonctionnel permettant la réalisation de l’incitation. Une analyse spécifique des messages liés à la collecte et au traitement des masques anti-covid met en valeur la manière dont les rôles et fonctions de l’inscription et de l’objet support se conditionnent mutuellement.

27Méchoulan propose enfin de prendre au sérieux la conception de la trace mise en scène dans l’épisode de la série humoristique Kaamelott intitulé « Les pisteurs », où les protagonistes observent une empreinte de botte. La constitution de la trace comme telle s’y révèle à travers un discours mettant en œuvre un dispositif intellectuel dans le cadre d’un rituel social. La trace se trouve ainsi à l’intersection entre l’instance qui l’a produite et l’instance qui la perçoit et l’interprète ; elle se construit en relation avec d’autres traces et s’inscrit dans un environnement qui la fait apparaître comme telle. Dans cette optique, l’interprétation de l’empreinte comme trace ne repose pas sur la référence à un sujet producteur mais sur un récit fondé sur des habitudes attribuées au producteur et sur des habitudes de lecture et d’interprétation. Et c’est précisément les supports de ce discours de la trace qui intéressent Méchoulan, le dispositif d’énonciation qui la fait advenir comme telle : l’empreinte de pied, certes, qui reste cependant invisible dans la scène, et le discours interprétatif des pisteurs accroupis autour, mais aussi le dispositif théâtral porté à la télévision où les manuscrits médiévaux côtoient l’oralité des sketchs contemporains, où l’institution du pistage s’exprime dans les pistes sonores des interprétations, où le culte des traces côtoie la culture de mondes imaginaires. L’herméneutique des supports proposée par Méchoulan piste ainsi la trace dans sa création intermédiale, à l’articulation des différentes dimensions qui l’instituent socialement. La “trace” dont il est question ici n’est certes pas un signe linguistique mais le simple indice - sans doute non intentionnel - d’un événement. La réflexion de Méchoulan constitue néanmoins une ouverture pertinente concernant le rôle du support d’écriture, qui institue le signe comme tel et devient ainsi le support d’un discours interprétatif.

28La pluralité des approches adoptées – intermédiale, anthropologique et historique, sémiolinguistique, pragmatique – tend donc à montrer que le support de signification est avant tout le support d’une interprétation institutionnalisée, que sa matérialité est marquée par les usages et valeurs attachés au texte qu’il véhicule, et que ce dispositif signifiant constitue le premier accès interprétatif au texte, directement lié aux objets du monde que le texte est susceptible d’inviter à manipuler. À travers l’analyse d’objets hétérogènes - une trace de botte, les matériaux caractérisant l’histoire de l’écriture, des prospectus publicitaires, des poubelles ou autres camions-bennes - il apparaît ainsi que, jusqu’en-deçà du signe linguistique, le support n’existe qu’en tant qu’objet d’interprétation institutionnalisé, que les textes sont d’abord des objets situés dans l’espace et le temps et donc soumis à leurs aléas, et que ces objets textuels sont intrinsèquement liés aux activités humaines qu’ils intègrent, ce qui invite à envisager les genres de discours écrits sous l’angle de leur dimension matérielle. En montrant que l’étude des supports d’écriture, et plus largement des supports de signification, est cruciale pour comprendre les caractéristiques et les transformations des cultures de l’écrit que nous habitons, ce numéro propose une contribution à l’approfondissement de ce vaste domaine de recherche.

    Notes

  • 1 Cf. la pluralité d’approches recensées dans Varry (2014).
  • 2 « Ce qui fait sens, c’est que ce choix d’expression extériorisé́ est contraint par des règles pratiques (et non linguistiques). Car la caractéristique essentielle du support, c’est sa structure d’interface : le support a deux faces – c’est ce qui en fait une « interface » – : « (i) une face « textuelle », en ce sens qu’il est un dispositif syntagmatique pour l’organisation des figures qui composent le texte (c’est ce qu’on peut appeler le « support formel », à savoir la nature de « dimension d’inscription », la sélection des limites et des règles d’inscriptions – la syntaxe –), et (ii) une face « praxique », en ce sens qu’il est un dispositif matériel sensible pouvant être manipulé au cours d’une pratique (c’est ce qu’on peut appeler le « support matériel »).
    C’est cette structure d’interface qui va permettr e l’intégration dans le niveau de la pratique. Il s’agit alors pour nous de décrire l’articulation entre le « support formel » (tourné vers le niveau inférieur, celui du texte-énoncé) et le « support matériel » (tourné vers le niveau supérieur). En somme, explique Jacques Fontanille, « les transitions par interface, entre les plans d’immanence, peuvent être décrites globalement comme l’articulation entre la “face formelle ” et la “face substantielle-matérielle” ». (Klock-Fontanille 2014, 38).
  • 3 « La notion de trans-formation étant ici comprise à la fois comme une élaboration, une médiation et un changement : élaboration d’une nouvelle “forme”, médiation à travers un nouveau support communicationnel et changement de registre médiatique et “textuel” par exemple. » (Souchier 2004a, 48).
  • 4 Il est devenu Centre d’étude de l’écriture et de l’image en 1996.
  • 5 Introduire cette dimension pragmatique dans la sémiotique scripturale permettrait de prendre en considération un phénomène fondamental mais pourtant systématiquement éludé dans toutes les théories de l’écriture : le fait que l’écriture est une pratique. » (Klinkenberg 2005, 157-196).
  • 6 « La relation entre les fonctions de support formel et de support matériel organise et permet un parcours de travail. C’est ce que nous appelons le support erghodique. L’expérience de lecture-écriture est alors pensée comme une scène pratique de manipulation des textes. Cette expérience s’inscrit plus largement dans un dispositif médiatique constitué d’un ensemble technique, économique, politique. » (Mitropoulou et Pigner 2014, 15; cf. également Mitropoulou 2012).
  • 7 Une réflexion sur l’écran comme support de restitution, par exemple, est développée dans le numéro 34 de la revue MEI (Médiation et Information) intitulé « Écrans et médias », sous la direction de Thierry Lancien (2012). Ailleurs, Jean-Louis Boissier dans L’écran comme mobile (Mamco 2016) propose une analyse technique et esthétique des devenirs de l'écran. Un cycle de séminaires intitulé « Penser l’écran » organisé par Gian Maria Tore (Université de Luxembourg), Kevin Muhlen et Bettina Heldenstein (Casino Luxembourg) entre octobre 2019 et mars 2020, était consacré plus particulièrement à la réflexion sur l’impact des écrans sur le rapport à l’image.

References

Textes, imprimés, lectures

1988

Roger Chartier

in: Pour une sociologie de la lecture, Paris : Éditions du Cercle de la Librairie

Les supports des images: de la photographie à l’image numérique

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Maria Giulia Dondero, Everardo Reyes Garcia

Revue française des sciences de l'information et de la communication 9

Du papier à "l'écrit d'écran": l'iBooks

2012

Pauline Gauquié

in: Le Livre, "produit culturel"?, Paris : Orizons

Seuils

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Gérard Genette

Paris, Seuil

The domestication of the savage mind

1977

Jack Goody

Cambridge, Cambridge University Press

Le luxe de la lenteur

1997

Marc Guillaume

Les Cahiers de médiologie 4

Théorie de l'écriture: une approche intégrationnelle

1998

Roy Harris

in: Propriétés de l'écriture, Pau : Presses Universitaires de Pau et des Pays de l’Adour

Deux cas de fusion entre support et surface

2005

Clarisse Herrenschmidt

in: L'écriture entre support et surface, Paris : L'Harmattan

Sensorialités

1997

Serge Tisseron

Les Cahiers de médiologie 4

50 ans d'histoire du livre: 1958-2008

2014

Dominique Varry (ed)

Villeurbanne, Presses de l'ENSSIB

L'aventure des écritures: la page

1999

Anne Zali (ed)

Paris, Bibliothèque nationale de France

L'aventure des écritures: naissances

1997

Anne Zali, Anne Berthier (ed)

Paris, Bibliothèque nationale de France

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